Prévention primaire de l’allergie alimentaire de l’enfant
Dominique SABOURAUD-LECLERC, Service de pédiatrie générale et spécialisée, hôpital américain, CHU de REIMS
Depuis quelques années, les cas d’allergies alimentaires et d’anaphylaxies augmentent de façon inquiétante chez des enfants de plus en plus jeunes, avec polyallergies et polysensibilisations, notamment à l’arachide et aux fruits à coques (FAC). Elles impactent grandement la qualité de vie et le futur de ces enfants. De plus, les allergies aux protéines de lait de vache persistantes, pourtant moins fréquentes, sont véritablement préoccupantes, car à très haut risque anaphylactique, voire létal, et posent aussi le problème de leur prévention. Il est donc urgent de proposer des mesures de prévention primaire pour ces pathologies qui auparavant n’existaient pas, et ce à la lumière des découvertes récentes sur les modes de sensibilisation cutanée et, à l’inverse, de tolérance par voie digestive.
CONTEXTE ET ÉPIDÉMIOLOGIE Avec la dermatite atopique (DA), les allergies alimentaires (AA), sont les premières manifestations de la marche allergique, précédant l’apparition des allergies respiratoires avec asthme et rhinite. L’anaphylaxie est « une réaction d’hypersensibilité immédiate systémique ou généralisée, sévère, potentiellement mortelle ». Il s’agit de la forme d’allergie IgE-médiée la plus sévère. Les données toutes récentes de l’étude française Elfe, cohorte de plus de 15 000 enfants nés en 2011 et recrutés en population générale, montrent une prévalence de l’allergie alimentaire à l’âge de 6 ans de 6 % avec plus de 20 % d’enfants polyallergiques. La prévalence de l’allergie à l’arachide à 6 ans (en 2016) est de 0,85 %. Elle est de 0,5 % pour les fruits à coque (FAC) et de 3,5 % pour le lait de vache (1). Les données du Réseau d’allergovigilance (RAV), registre non exhaustif des réactions allergiques sévères en France, en Belgique et au Luxembourg montrent que les allergènes le plus souvent responsables d’anaphylaxie alimentaire chez l’enfant de moins de 16 ans, sont l’arachide (24 % des déclarations) suivie de la noix de cajou (13,7 %), des laits de mammifères (lait de vache et lait de chèvre/brebis : 8,9 %), de la noisette (4,3 %) puis de l’œuf (4,1 %) (2). L’analyse des cas d’anaphylaxies déclarés au RAV entre 2002 et 2020 chez le jeune enfant de moins de 4 ans montre que si avant 1 an, le lait et l’œuf sont les deux premiers allergènes en fréquence, après 1 an, l’arachide et la noix de cajou représentent presque la moitié des déclarations (47,5 %). De plus, au fil du temps et surtout à partir de 2010, il y a de plus en plus de cas déclarés de polyallergies et polysensibilisations, avec émergence de nouveaux allergènes tels le sésame, la noix, le pignon de pin, etc. Après 1 an, les cas de polysensibilisations/polyallergies concernent en majorité l’arachide, la noix de cajou et la noisette (3). L’étude australienne HealthNuts montre en population générale (plus de 5 000 enfants, réalisation de tests de provocation orale) qu’à l’âge de 1 an, 3 % des enfants ont déjà une AA à l’arachide et la prévalence d’AA aux FAC rapportée par les parents est de 0,1 %. À l’âge de 6 ans, la prévalence d’AA aux FAC est de 3,3 %, dont 2,7 % d’AA à la noix de cajou. Parmi les 147 enfants allergiques à l’arachide à 6 ans, 45 % ont au moins une AA aux FAC ( 36,7 % à la noix de cajou) (4). L’étude européenne Pronuts, concernant 122 enfants de moins de 16 ans ayant au moins une allergie à l’arachide, ou aux FAC, ou au sésame, montre un taux très élevé de polyallergies alimentaires (60,7 % des enfants) (5). Les allergènes les plus souvent en cause sont l’arachide en Grande-Bretagne, la noix de cajou en Suisse et la noix en Espagne. L’âge de plus de 3 ans est significativement associé au fait d’avoir plusieurs AA, permettant de conclure que la prévention primaire doit être mise en place très précocement. Aux États-Unis, la prévalence de l’AA chez l’enfant est estimée à 7,6 %, avec l’arachide en tête ( 2,2 % ) et les FAC à 1,2 %. Près de 40 % de ces enfants ont plusieurs AA ; plus de 40 % ont eu une réaction allergique sévère. Chez l’adulte, la prévalence d’AA est estimée à 10,8 % avec des polyallergies et des antécédents d’anaphylaxie sévère respectivement chez 45,3 % et 50 % d’entre eux (6,7). Ces données sont retrouvées par les pédiatres allergologues francophones dans leur pratique clinique : précocité de la sensibilisation et son caractère prédictif dans la survenue d’allergies ; pourcentage élevé de polyallergies avec une association fréquente de l’allergie à l’arachide à l’allergie aux FAC ; émergence préoccupante de l’allergie à la noix de cajou. PRISE EN CHARGE DES ALLERGIES ALIMENTAIRES DE L’ENFANT Pour l’enfant allergique à l’arachide, à des fruits à coques (noix de cajou, noisette, pistache, noix, etc.), mais aussi au sésame, au lait de vache persistant, etc., le risque anaphylactique en cas d’ingestion accidentelle est notable d’où un impact très négatif sur la qualité de vie, entravant la vie sociale dès la petite enfance. Le régime d’éviction ne peut admettre d’erreur. L’enfant doit toujours avoir à disposition une trousse d’urgence (TU) contenant de l’adrénaline auto-injectable et accompagnée d’un plan d’action. Les familles doivent apprendre à gérer au quotidien l’AA de leur enfant, non seulement à l’utilisation de la TU, mais aussi au régime d’éviction (lecture des étiquettes alimentaires, etc.), d’où l’importance d’une éducation thérapeutique. Ainsi, la gravité de ces allergies, leur augmentation récente (noix de cajou, arachide, etc.), l’apparition de polyallergies/polysensibilisations chez le très jeune enfant, leur persistance à l’âge adulte avec risque toujours très présent d’anaphylaxie, incitent à promouvoir des mesures de prévention. C’est un véritable enjeu de santé publique ! Proposer une prévention de l’allergie alimentaire à tous les enfants, ayant ou non des antécédents atopiques familiaux L’atopie est une tendance personnelle et/ou familiale à se sensibiliser et à produire des IgE spécifiques en réponse à l’exposition à des allergènes respiratoires et/ou alimentaires. Le risque atopique est défini par l’existence d’au moins un antécédent familial d’atopie (parents, fratrie). Environ 30 % des nouveau-nés ont au moins un antécédent atopique familial, 5 % en ont deux et 60 à 65 % n’en ont pas. Le risque de développer une atopie est de 10 à 15 % chez les enfants sans antécédents atopiques, 30 % si un membre de la famille au premier degré présente des manifestations atopiques et autour de 60 % en cas de double atopie parentale (8). Il est donc facile de constater que si on ne propose la prévention qu’aux enfants à risque atopique déterminé par les antécédents familiaux (10 à 12 % des nouveau-nés), on ne protégera pas les 10 à 12 % des nouveau-nés qui, sans atopie familiale, en développeront une et on ignorera donc 50 % des enfants qui vont développer une maladie atopique (9). Cette prise de position est confirmée par les résultats de l’étude EAT (« Enquiring About Tolerance »), proposant une diversification alimentaire précoce des 3 mois et qui a été réalisée en population générale (10), ainsi que par les recommandations européennes de l’EAACI (11). COMPRENDRE LES RAISONS DE L’AUGMENTATION DES AA Les facteurs favorisant l’AA : voie cutanée sensibilisante, voie digestive tolérogène Les deux premières années de vie, et surtout la période périnatale, semblent être des moments clés, favorisant l’apparition d’un terrain allergique et d’AA. C’est la période où les mesures de prévention (versant cutané et digestif) doivent être mises en place. Parmi les hypothèses émises pour expliquer l’augmentation récente des AA, on retiendra, outre l’hypothèse hygiéniste et le rôle fondamental du microbiote, la sensibilisation par voie cutanée à la suite de la présence de l’allergène dans l’environnement alors que la voie orale, digestive, est tolérogène. En effet, l’équipe de G. Lack a pu montrer que c’est le contact de la peau du nourrisson avec l’allergène, les parents cuisinant ou consommant le ou les allergènes et touchant en même temps l’enfant, qui induit la sensibilisation avec fabrication d’IgEs à/aux allergène(s) via la voie TH2 (12). Lors d’un contact ultérieur, par voie orale, l’enfant peut développer une réaction allergique IgE-dépendante, voire une anaphylaxie. Il a également été montré que ce risque de sensibilisation est d’au- tant plus fort que le nourrisson présente une DA modérée à sévère, d’apparition précoce, surtout avant 3 mois et qu’il existe une altération du gène de la filaggrine (FLG). Parmi les facteurs favorisant l’AA, outre l’existence d’un terrain atopique familial, le sexe masculin semble plus à risque d’AA unique ou multiples, mais à l’inverse l’allergie sévère à l’arachide est plus fréquente chez les filles. Il semble possible de prévenir l’AA en évitant la surprescription d’antibiotiques en période néonatale, d’antiacides et en évitant les césariennes dites de « confort » qui modifient la composition du microbiote intestinal (11,12). Le rôle évoqué d’un déficit en vitamine D reste à confirmer, de même l’intérêt préventif d’un régime riche en oméga-3 pendant la grossesse ou l’allaitement, ainsi que celui d’une supplémentation en pré- et/ou probiotiques (11,12). De plus, des modifications épigénétiques par adaptation génomique à l’environnement interviennent aussi dans l’apparition des maladies allergiques et des allergies alimentaires (12). LA PEAU, VOIE DE SENSIBILISATION : AGIR SUR LA BARRIÈRE CUTANÉE La barrière cutanée des enfants ayant une AA, associée ou non à une DA, est déficiente (augmentation de la perte insensible d’eau, déficit en FLG et diminution des lipides à longues chaînes) (13). Cependant, les études récentes n’ont pu démontrer un rôle préventif de l’application d’émollients chez les enfants à risque d’eczéma. Leurs résultats en termes de sensibilisation IgE-médiée aux allergènes alimentaires ou respiratoires ne sont pas concluants. À noter que ces études différaient dans la nature des émollients utilisés (paraffine, composant trilipidique type EpiCeram ®), les modalités de recrutement et l’âge des nourrissons, les lieux, le rythme (quotidien ou pluriquotidien) et la durée d’application. Des études complémentaires seront certainement nécessaires pour évaluer l’impact réel des émollients sur la prévention de la DA et des AA. En revanche, les auteurs s’accordent sur la nécessité de traiter précocement et activement toute DA dans le but d’éviter une sensibilisation par voie cutanée aux trophallergènes. L’application d’un émollient, au moins une
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